No one is an illegal artist
par Mogniss H. Abdallah [kassel]

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Digressions sur l'art, les artistes et les sans-papiers
à l'occasion de l'expo Documenta X à Kassel

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MAIS POURQUOI DONC aller à Kassel, synonyme d'exil pour les Français depuis le séjour forcé de Napoléon III défait par Bismarck ? Et qui plus est, à l'Orangerie, un decorum qui rappelle étrangement les Tuileries, voire Versailles. Pour ne pas arranger les choses, la presse a couvert l'inauguration de la Documenta X, une des grandes expositions européennes d'art contemporain qui se tient tous les cinq ans, en tartinant sur d'indécentes polémiques avec sa directrice, Catherine David, qui ne respecterait pas son prochain journaliste et, last but not least, sur les élucubrations voyeuristes à propos de l'artiste et de ses contemplateurs autour de cochons donnés à voir, qui ne seraient pas le sujet réel du spectacle, mais un prétexte pour un drôle de photomaton. Bref. On prend le visiteur pour un con, ou quoi ?

J'ai hésité jusqu'au dernier moment. Et pourtant voilà, un mail insistant sur le site des sans-papiers, puis dans ma boîte aux lettres électronique, m'a poussé à faire le déplacement, pour voir. Pour voir à quoi peut bien ressembler, en chair et en os, un internaute - soutien international aux sans-papiers de France, et pour vérifier si le fameux lien  Internet peut aller au-delà du contact virtuel, au-delà du simple jeu à domicile. Pour me faire une idée par moi-même de cette Documenta qui, historiquement, a été créée pour détourner l'Allemagne de l'esthétique hitlérienne et de ses éructations contre l'art comtemporain dégénéré. Et pourquoi ne pas tester la pertinence de la combinaison entre l'Art et la politique telle qu'énoncée dans le catalogue officiel de l'expo, mais aussi et surtout telle que pratiquée par les acteurs, militants et/ou artistes, en prenant quelque distance avec les contingences franco-françaises qui ont marqué Saint-Bernard ou le mouvement pétitionnaire (cf. la présence du show-business, des cinéastes, etc.). La Documenta saurait-elle dans son parcours - l'expo prétend épouser la trame urbaine de la ville - donner à découvrir le centre de rétention de Kassel où des demandeurs d'asile algériens ont, il y a quelques années, mené une émeute, évocation qui nous précipiterait immanquablement vers la situation actuelle : suite à un accord entre gouvernements, l'Allemagne devrait expulser 6.500 Algériens, ces derniers étant accompagnés dès leur départ par des policiers algériens ? In fine, des activistes liés aux réfugiés et à l'immigration, aux luttes sociales ou anti-impérialistes peuvent-ils encore se ménager un espace "in" ou "off" dans ce qui a toutes les chances de constituer une nouvelle grande-messe du marché de l'art, avec ce que cela implique comme élitisme et comme règne de l'argent tout puissant ? A la dernière Documenta, en 1992, j'avais déjà participé à une... contre-Documenta, autour d'une exposition de peintures africaines. Succès incertain. Depuis, Vusi, un des organisateurs sud-africains est rentré au pays. Monika Idehen, commissaire de la contre-expo, a changé d'adresse. Et les oeuvres de mon père, le peintre égyptien Hamed Abdalla, se baladent Dieu sait où.

A l'approche de la première gare de Kassel, des gens bien sur eux commencent à s'agiter dans tous les sens, s'adressent à moi et à d'autres en allemand, en anglais, en français. Ils se préoccupent avant tout de leur hôtel. Le contrôleur, débonnaire, fait signe qu'il ne comprend rien d'autre que l'allemand. A tout hasard, je continue jusqu'au terminus. Il y a déjà des pubs pour la DX partout. Une fois arrivé, je m'asseois sur les marches de la gare et j'attends que Florian du groupe Au-delà de la frontière vienne me chercher. Comment se reconnaître ? Je ne le connais pas, lui non plus. On verra bien. J'ai le nez plongé dans un article du journal Le Monde  sur la circulaire Chevènement, lorsqu'un gars m'apostrophe en français avec un accent je ne sais d'où. "Pardon, vous ne pouvez pas me dépanner en échangeant quelques francs contre des marks ?". Intérieurement, je me dis "tiens, ça m'arrange, pas besoin de chercher une banque pour le change". Le gars enchaîne aussitôt : "Vous savez, de nos jours ici la vie d'artiste, ce n'est plus comme avant. Les gens venus des pays de l'est viennent prendre le boulot dans la peinture, sur les chantiers, et même dans la gastronomie. Et ils acceptent de travailler pour 5 marks de l'heure." Incrédule, je bafouille une question sur le travail clandestin. Le gars s'emballe, jusqu'au moment où je lui demande candidement : "Et la Documenta, vous en pensez quoi ? Je suis venu pour..." Avant d'avoir fini ma phrase, le gars s'est levé et s'en va, visiblement énervé. Quelle entrée en matière !

Florian finit par arriver à la bourre, s'achète moultes paquets de gauloises, et nous voilà repartis en voiture, déjà égarés dans les rues de Kassel pendant les présentations. Direction : Hybrid WorkSpace, Orangerie. Dans un espace encore très dépouillé où traînent quelques badauds du dimanche, je recherche vainement quelque visage connu. Malheureusement, les membres de la quarantaine de groupes anti-racistes réunis hier samedi [28 juin 1997] en assemblée générale nationale - une gageure pour des Allemands qui exècrent tout centralisme -, sont déjà repartis. Si tous ont semblé d'accord avec le principe d'une campagne d'envergure sur le thème "Kein Mensch ist illegal" (Personne n'est illégal), le bilan de l'AG ne soulève pas l'enthousiasme des personnes restées pour animer l'Hybrid WorkSpace. Dans leurs réactions se lit une certaine lassitude vis-à-vis des interminables joutes oratoires entre groupes qui chacun veut avoir raison sur l'autre. Il vaut mieux donc ne pas insister. De toute façon, les animateurs du groupe "Au-delà de la frontière" récemment créé à Munich, entendent faire de la politique autrement. Ils ne sont plus là pour asséner des certitudes stratégiques, et renvoient dos-à-dos l'humanitarisme de l'asile chrétien dans les églises et le radicalisme de la scène autonome. Ils veulent réinventer des formes d'action politique multiples et festives, autour de l'idée de liberté de circulation et d'installation en Europe pour tous, mixant des outils de communication souples et adaptés à chaque situation. C'est ce qu'ils appellent les "médias tactiques". S'ils citent Elie Wiesel pour affirmer que l'illégalité d'une personne est "une contradiction en soi", leur véritable référent est la lutte des sans-papiers de France. Ils vouent une admiration rare pour les sans-papiers, et ont été fascinés par la leçon de politique globale que leur a faite Salah, porte-parole de la Coordination nationale, lors de son passage à Munich il y a quelques mois. L'enregistrement de sa conférence repasse sur la radio d'accès libre de Kassel. Salah leur a ouvert la voie à une critique des pleurnicheries humanistes pour sauver "le petit kurde du coin", au profit d'une vision d'ensemble qui resitue l'enjeu des droits de l'homme dans le contexte des rapports de domination Nord/Sud et de la mondialisation. Leur fascination est d'autant plus grande que le mouvement des sans-papiers s'est approprié les moyens modernes de communication, du téléphone portable à Internet, en passant par la vidéo. Ici, "La Ballade des Sans-Papiers" est quasimment un film culte, et les images, clippées avec des extraits de Hitchcock et de Godard, repassent sans arrêt sur les écrans encastrés dans le décor de l'Hybrid WorkSpace. Il faut dire que Salah a refourgué un bon stock de cassettes du film. Dès que je suis arrivé, les artistes du mix-media m'ont d'ailleurs aussitôt délesté de mes cassettes vidéo, une sélection du catalogue d'IM'média et en particulier la série "Europe: communities of resistance" co-réalisée avec Migrant Media (Londres) et de petits groupes d'immigrés en Allemagne (ISD, IPF, etc.). Aussitôt diffusées, demande est faite que ces vidéos soient annoncées dans la programmation officielle de la Documenta. Ce n'est pas de l'art, semble avoir été la réponse. Tiens donc... La logique de l'objet d'art institué et des artistes officiels reprend donc ses droits, malgré les compliments distillés par la patronne, Madame Catherine David, qui nous a gratifiés en sa présence d'un petit festin arrosé d'une cuvée DX.

La Documenta s'énorgueillit d'avoir organisé l'expo comme un jeu de pistes dans la ville. Un vendeur du journal de rue TagesSatz va nous renvoyer sa réalité à la gueule. Il a dû y aller au culot, demandant un rendez-vous au directeur de la gare (partie prenante de l'organisation) pour obtenir le droit de vendre son journal sur un seul point du fameux "parcours". Il nous explique qu'il est l'exception qui confirme la règle : la vente sauvage et les artistes de rue ont été interdits de séjour dans tout le secteur. Le gars a les idées bien arrêtées sur l'art d'en haut et celui de la rue. Les visas et l'absence de liberté de circulation, il connait. "Les étrangers et les pauvres, on est logés à la même enseigne", s'exclame-t-il.

Je feuillette son journal titrant sur la Documenta, tout heureux d'y trouver quelques papiers en anglais, et voilà pas que je retrouve la signature de Monika Idehen, ma commissaire 1992. J'apprends qu'elle a récidivé en mai 1997, en organisant l'exposition "Maloka" ("la maison commune" amérindienne) avec des artistes de la "périphérie du monde". Avec la périphérie de l'art, puisqu'"il n'y a pas d'Art en Afrique". Cette expo s'est tenue dans le Documenta Hall, par hasard. Dans son papier, Monika s'insurge aussi contre la précarité croissante dans laquelle se débattent beaucoup d'artistes qui, faute de côte sur le marché financier, finissent par laisser tomber. J'appelle le journal, mais Monika est injoignable à nouveau. Tant pis. Pourtant, j'aurais bien aimé la voir, pour en savoir plus sur "l'autre" Kassel. Le public BCBG de la Documenta commence à me peser, et je ne me retrouve pas toujours dans la recherche de prouesses techniques des mix-media freaks, arc-boutés qui sur son banc de montage, qui sur son écran d'ordinateur. L'absence des immigrés, et le caractère encore très virtuel de l'action, me chiffonnent. Pourtant, l'Hybrid WorkSpace commence à prendre une belle allure : Marily a collé au mur ses photos sur les centres de rétention flottants de Hambourg, le groupe de soutien aux réfugiés de Kassel a installé une expo sur le centre de détention, Katarina tamponne à tout va les billets de banques avec le sceau "Kein Mensch ist Illegal", des idées de posters de campagne circulent... Dans leur bocal, les média-mixeurs peaufinent les derniers réglages pour vivre en direct la manif nationale du 5 juillet à Paris. C'est la grande excitation. Ici à Kassel, et ailleurs dans le monde, les connectés ont désormais l'impression de faire partie du mouvement, de l'intérieur. Comme un lointain écho aux étudiants de 68 qui scandaient "nous sommes tous des juifs allemands", ils semblent aujourd'hui clamer : "nous sommes tous des sans-papiers".


Mogniss H. Abdallah
agence IM'média
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